« Prenons les choses au commencement, voulez-vous ?
_ Oui »
Silence.
« Comment vous appelez-vous ?
_ Mon nom ne vous dirait rien.
_ Comment ça ? Il me dirait forcément quelque chose, si vous êtes bien qui je crois.
_ Justement. Il pourrait vous induire en erreur. Au pire, vous ne me croiriez pas.
Silence pesant. Une mouche cogne contre le carreau. L'atmosphèrest lourde et moite, d'une moiteur poisseuse qui s'infiltre partout. Je glisse un index dans le col de ma chemise pour la décoller un peu de mon dos. L'homme devant moi, assis de l'autre côté de la table, a les mains posées à plat sur la nappe en plastique ; plusieurs fois je me surprend à compter les six doigts de sa main gauche. Ses deux majeurs, longs et fins, paraissent identiques dans les moindres détails ; mes souvenirs de l'université me disent qu'il s'agit là d'une forme de polydactylie particulièrement rare.
_ Où êtes-vous né ?
_ Je l'ignore. Cela n'a pas d'importance, du reste.
Mes questions ne semblaient pas vraiment l'ennuyer, mais il se dégageait de toute son attitude une nonchalance qui me mettait profondément mal à l'aise. M'étais-je fourvoyé ?
_ Où avez-vous passé votre enfance, puisque vous ne savez où vous êtes né ?
_ J'ai beaucoup voyagé, vous vous en doutez. Mes parents ...
_ Vous avez donc des parents !
_ Bien sûr. Pas vous ?
_ Si..., si bien entendu. Parlez-moi d'eux. Que faisaient-ils ?
_ Ils étaient de droite.
Un filet de sueur me glissa le long des omoplates. Son visage impavide était d'une pâleur mortelle tandis qu'il me racontait comment ses parents, riches et puissants, lui avaient permis de fréquenter les plus hautes sphères durant toute son enfance, comment il avait pu, après un baccalauréat scientifique, entrer en payant dans une école d'ingénieur prestigieuse.
_ Quand avez-vous décidé de faire de la recherche ?
_ La recherche m'a toujours attiré. Et puis, il est tellement facile, quand on vient d'une école d'ingé, d'obtenir un meilleur classement que tous les bouseux qui ont fait la fac, qu'au final cela entrait tout à fait dans le cadre de mes compétences.
Je sentais que je touchais au but.
_ Vous avouez, donc.
_ Quoi ?
_ Que vous êtes le Mal incarné.
Il eut un rire sec et méprisant qui me glaça le sang. Sa voix lorsqu'il me répondit était pleine de gouaille.
_ Lorsque nous nous sommes rencontrés, je vous ai très vite reconnu : votre interview de Jessou a fait la une de certains journaux spécialisés dans le paranormal. Jacques Pradel aurait même parlé de refaire de la télé en lisant votre papier.
_ Vous êtes vraiment ignoble !
_ Quoi qu'il en soit, cela m'a beaucoup amusé de lire ce qu'était devenu ce connard de Jessou. Depuis son échec auprès du ministère pour obtenir une bourse de thèses, je me demandai bien ce qu'il était devenu.
_ Comment pouvez-vous vous moquer de lui ? Il a vécu des moments très douloureux !
Son ton ironique me mettait hors de moi, ce qui le réjouissait visiblement.
_ Ca, quand Papa n'est pas là pour aider ... Déjà en 35 après lui-même, s'il n'y avait pas eu son daddy - vous ignoriez qu'ils se parlent en anglais chez les Christ ? Un snobisme de gauche, sans doute – s'il n'y avait pas eu son père pour le ressusciter, on n'en serait pas là.
_ Et vous auriez assis votre domination infâme sur le monde ?
_ Allons, allons vous vous emportez bien vite, mon ami. N'est-ce pas moi qui ait inventé la Française des Jeux, le foot, la bagnole, j'en passe et des meilleurs ? Je vous signale qu'avec ce connard de hippy, vous en seriez à faire Paris-Deauville en charrettes à boeufs. Les Christ ont toujours été contre le progrès. Regardez un peu leurs églises ... Quand on voit ce que des architectes de talent ont fait à Jussieu cette année, sur mon impulsion, on se demande pourquoi les Christ n'ont pas été capable de construire autre chose que ces phallus à girouette qui sonnent pour peu qu'on tire sur une corde.
_ Vous êtes ignoble !
_ Ignoble, moi ? Et l'immaculée conception, est-ce que c'est pas une belle connerie ça aussi ? Une idée du Père, ça. Il n'aurait jamais pu avouer que sa Marie l'avait cocufié avec un blouson noir, un dénommé Bioubiou, un english lui aussi, qui habitait à Brou sur chantereine.
_ Mais vous êtes saoul ou quoi ? Brou sur Chantereine n'existe pas et n'a jamais existé. C'est une invention de votre fait pour cacher l'existence de l'Enfer.
_ Mais bien sûr. Et vous allez me faire croire que Zidane ne méritait pas sa suspension contre le Togo ? Allez donc demander à Jessou combien la France va perdre. Vous allez voir qu'il va me mettre ça sur le dos... Après tout ce que j'ai investi pour créer de belles infrastructures en Allemagne, spécialement pour la Coupe du Monde ...
(
"Lucifer : ma vie, mon oeuvre" - Entretiens avec Z.G.de M. , Editions LaipSiks - tout droit de reproduction et à gauche après le virage)